Sophie ne tenait plus en place. Elle débordait d’énergie, même si elle n’avait pu fermer l’œil de la nuit. Elle n’avait jamais été aussi impatiente de toute sa vie. Aucun anniversaire ni même aucun Noël n’avait attisé sa fébrilité au point d’éprouver de la difficulté à respirer. Le bonheur l’asphyxiait presque. Elle avait passé les dernières semaines à se préparer pour cet instant. Elle avait tout planifié dans les moindres détails. Elle avait passé des heures dans la petite chambre, à meubler, décorer et garnir de jouets chaque recoin. La jeune femme avait cherché pendant des semaines tout ce qui pouvait se rapprocher de la thématique dinosaures : lampe, douillette, coussins, autocollants muraux, tapis de jeu, figurines, toutous, livres. La chambre, peinte en bleu, était devenue un véritable musée archéologique pour tout enfant qui aspirait à devenir paléontologue, ou dompteur de dinosaures.
Sophie avait assisté à toutes les rencontres préparatoires, toutes les formations. Elle avait pris des notes et les avait consignées dans un grand cahier. Elle souhaitait démontrer tout le sérieux qu’elle accordait à cette démarche si importante pour elle. Devenir famille d’accueil avait été une grande décision. À 34 ans, la jeune femme était enfin en paix avec sa réalité. Éric et elle avait essayé de concevoir un enfant pendant 3 ans. 3 longues années à espérer, chaque mois. 3 longues années à être déçus, chaque mois. Ils avaient tout essayé : des recettes de grand-mère à l’homéopathie en passant par de coûteux traitements. Rien n’y fit. Tous ces mois à calculer et à planifier les relations sexuelles étaient devenus de plus en plus pesants. Une lourdeur à tout écraser, dont leur couple. Éric était parti, un matin de septembre, épuisé de cette relation devenue une quête stérile de fécondité. On dit que l’arrivée d’un bébé ne sauve pas un couple. L’absence de bébé non plus.
Sophie prit la nouvelle comme un échec de plus. Elle était si obnubilée par l’idée de devenir mère qu’elle n’avait pas réalisé à quel point son couple manquait d’air. Ou plutôt, elle le savait mais elle s’appliquait à l’ignorer. Il n’y avait plus de complicité, d’étincelles depuis longtemps. Ils ne faisaient plus l’amour; ils effectuaient un rituel technique dans le but de maximiser les chances de fécondation. Ils ne parlaient que de procréation, d’options, de traitements. Chaque déception mensuelle les éloignait l’un de l’autre. Sophie était littéralement obsédée. Toute sa vie était concentrée sur l’objectif d’être enceinte. Tout le reste n’avait plus d’importance. Elle avait toujours cru que, de toute façon, le jour où deux petites lignes apparaitraient enfin sur le bâtonnet blanc, tout se règlerait. Ils redeviendraient amoureux et pourraient se concentrer à créer un petit nid douillet pour le futur bébé. Ce jour n’était pas venu. La première chose qu’elle avait pensé en regardant Éric s’éloigner dans son véhicule bondé de valises, c’était qu’elle n’avait plus de père potentiel. Elle lui en voulait, non pas de ne plus l’aimer, mais d’avoir abandonné en plein processus de traitements. Le mois prochain aurait peut-être été le bon.
Son départ avait forcé Sophie à prendre du recul. Elle avait amorcé une descente aux enfers qui la mènerait quelques semaines plus tard à l’aile psychiatrique de l’hôpital Sainte-Marie. Incapable de donner la vie; elle avait voulu mettre un terme à la sienne. Avoir touché le fond de cette façon avait eu du bon. Elle avait rencontré Lise, l’intervenante sociale chargée de son dossier. C’était une femme chaleureuse, compréhensive, avec un sens inné de l’humain. Elle attirait la confiance. Elle savait écouter, sans juger. Toutes les personnes qui la rencontraient lui confiaient leur plus grande noirceur. Sophie s’était tout de suite sentie bien en sa présence. Les deux femmes se rencontraient toutes les semaines. Chaque fois, Sophie avait l’impression de reprendre un peu de contrôle sur sa vie. Avec l’aide de l’intervenante, la jeune femme avait lentement commencé à cicatriser ses plaies et panser les blessures qu’avait créées son infertilité. Elle s’était acharnée, longtemps. Il était temps d’accepter qu’elle ne porterait jamais un petit être dans son ventre. Elle découvrait à présent que la vie ne se résumait pas à donner naissance. C’était un deuil à faire, un deuil difficile, mais Lise lui démontrait peu à peu qu’elle était assez forte pour le surmonter. Après plusieurs mois de travail personnel, Sophie était de plus en plus sereine à l’idée qu’elle ne serait pas une mère biologique. Elle avait d’abord pensé que son instinct maternel, piégé dans son utérus déficient, s’atrophierait comme ses ovules, mais ce n’était pas le cas. L’envie d’être mère demeurait fort en elle. Un trop plein d’amour s’était accumulé. Sophie était maintenant prête à couver un petit être qui viendrait d’un autre ventre. Dans le processus de guérison, Sophie avait réfléchi aux alternatives. Elle avait finalement opté pour devenir famille d’accueil. Pour aimer ceux qui avaient manqué d’amour.
Elle avait alors initié les démarches pour atteindre cet objectif, assistant avec enthousiasme à toutes les séances d’informations, se pliant avec docilité à tous les tests et remplissant des pages et des pages de formulaires sans aucune impatience. Quand le dossier du petit Thomas lui avait été proposé, elle avait eu un coup de cœur. Elle avait tout de suite aimé le garçon aux cheveux bruns et la mine renfrognée sur la photo. La mère, aux prises avec des problèmes de consommation, venait de recevoir une sentence de prison après avoir agressé un voisin. Le père était inconnu. L’enfant, âgé de 4 ans, présentait des signes d’agressivité et souffrait de terreurs nocturnes. Il entretenait une passion pour les Mr Freeze et les dinosaures. Il avait d’abord été placé en foyer d’accueil mais plusieurs incidents étaient survenus avec d’autres enfants. On avait pensé que le confier à une famille sans enfant pouvait l’aider dans cette transition de vie. Les formateurs avertissaient les futures familles d’accueil des difficultés d’adaptation. De la patience infinie nécessaire et de l’immense compréhension qu’il fallait déployer dans les premières semaines. Sophie avait écouté mais elle était persuadée que tout irait bien. L’amour suffirait.
Dès les premiers instants, elle avait réalisé qu’elle avait sous-estimé l’ampleur de la tâche. Elle était si heureuse de l’accueillir; lui, tellement en colère d’être là. Elle avait rêvé de le rencontrer, de l’aimer… de le sauver. Lui rêvait du retour de sa mère. Le petit garçon l’avait repoussée d’emblée. À des kilomètres émotifs un de l’autre, la rencontre entre Sophie et Thomas ne s’était pas du tout déroulée comme elle l’avait tant de fois imaginée. Et elle en avait envisagé des scénarios! Fébrile, elle avait tout planifié : la rencontre, l’arrêt à la crèmerie, la découverte de la maison. Rien de tout cela n’était arrivé. Thomas avait démontré une fermeture complète. Dès que l’intervenante l’avait accompagné, l’enfant avait évité le regard de Sophie en serrant un toutou en forme de tricératops contre lui. Il avait refusé de la saluer et était déterminé à ignorer son existence. Lorsque Sophie lui a dévoilé la chambre qu’elle avait préparée avec tant d’attention, l’enfant s’était évertué à tout détruire en criant. Le garçon était méfiant, rempli de rage, et bien décidé à en faire baver à cette femme qui lui était imposée. Sophie ne s’était pas laissée décontenancer. Elle avait opté pour lui donner de l’espace.
– Tu sais Thomas, c’est normal d’être en colère. Tu as le droit. Tout le monde vit de la colère à un moment.
L’enfant avait poussé un hurlement et claqué la porte de la chambre.
– Je vais préparer le souper et tu viendras manger quand tu seras prêt, d’accord?
Sa phrase n’avait pas trouvé réponse. Il n’était pas sorti pour le souper, ni pour rien d’autre d’ailleurs. Le soir, Sophie avait osé entrouvrir la porte. Elle l’avait trouvé endormi par terre, son dinosaure dans les mains. Il sentait l’urine. Ça ira mieux demain. Mais voilà, ça n’a pas mieux été le lendemain, ni le surlendemain. Le garçon était tellement en colère. Contre sa mère, contre son intervenante, contre Sophie, contre lui-même. Contre tout. Enfermé dans un mutisme sans faille, à l’exception de cris de colère. Il avait une telle rage à l’intérieur que la jeune femme en était bouleversée. Elle avait rapidement dû abandonner ses illusions. Son amour ne suffisait visiblement pas au garçon, en manque d’un autre amour. Elle avait alors compris que peu importe ce qu’elle aurait préparé, ça n’aurait pas fonctionné. Elle ne pouvait lui imposer une nouvelle vie, si attrayante soit-elle, et s’attendre à ce qu’il en soit heureux. Lui aussi avait un deuil à faire. Et le sien serait d’autant plus difficile que l’espoir de reprendre sa vie d’avant vivrait toujours au creux de ses rêves. Sophie ravala toute la déception et la tristesse de ce début de relation ratée. Il n’était pas question d’elle, de ses besoins ou de ses envies. Elle devait s’effacer pour laisser à ce petit être l’espace nécessaire à sa guérison. Sophie redoubla de compréhension, de patience et d’amour.
Elle avait entrepris de l’apprivoiser, tout doucement. Lui laisser le temps de comprendre qu’elle ne l’abandonnerait pas, malgré ses crises, malgré sa violence. Sa méchanceté la blessait, mais ça ne la ferait pas partir. Elle prendrait soin de lui, malgré tout. Elle désirait tisser un lien avec lui, une maille à la fois. Mais dès qu’elle pensait avoir réussi à bâtir un petit quelque chose, une crise survenait. Dès qu’il baissait la garde et se laissait amadouer par Sophie, il se braquait de culpabilité. Il avait l’impression de trahir celle qui l’avait mis au monde. Il redoublait alors d’agressivité. Il chargeait pour se protéger. La gestion quotidienne était devenue particulièrement difficile pour la jeune femme, qui s’approchait de la limite de ses ressources. Après plus de 2 mois, elle était désemparée. Thomas était instable, enclin aux crises, solitaire et agressif. Il n’acceptait pas sa présence prolongée, encore moins ses petites attentions. Sophie en était venue à douter d’elle-même, de sa capacité à aimer, inconditionnellement, comme seule une mère peut le faire. Elle envisageait de mettre un terme à la situation, pour le bien du petit. Peut-être qu’une autre famille plus expérimentée serait en mesure de créer un lien avec lui.
Puis, cet instant magique. Il était là, ce matin, en train de manger ses céréales, en souriant. Un vrai sourire. Il avait choisi deux figurines, un stégosaure et un tricératops, et s‘amusait. Jamais un sourire n’aura provoqué un bonheur aussi intense. Sous le cou de l’émotion, Sophie retenait son souffle en observant Thomas à son insu. Elle demeura discrète un long moment, savourant cette petite victoire. Le regarder sourire la rendait émotive. Elle pleurait de soulagement. Le bruit attira l’attention de l’enfant. Thomas se tourna vers elle. Son sourire s’effaça. Il l’observa un moment. La jeune femme ne bougea pas. Il lui tendit silencieusement le stégosaure. Sophie s’approcha doucement et prit la figurine. Elle se prépara un bol de céréales et s’installa pour manger. Elle offrit sa deuxième cuillérée au petit dinosaure de plastique. Le garçon esquissa un léger sourire et fit de même avec sa figurine. Ils répétèrent le manège plusieurs fois, sans rien dire.
Parce que les dinosaures, ça ne parle pas.
*Ce texte a été retenu sur la liste préliminaire des Prix de la nouvelle Radio-Canada 2023
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