Il y a déjà un moment que j’ai envie de t’écrire. J’ai hésité, longtemps, sur la pertinence de le faire. J’ai envie de te parler. J’ai envie de te parler de mon grand-papa. J’ai envie de te parler de toi, Léo.

Grand-papa était un homme grand, fort et travaillant, avec une autorité naturelle conférée par son travail de capitaine de bateau. Il avait le charisme des hommes qui en imposent d’un simple regard. Il était bourru et renfrogné. Une jolie façon de dire qu’il avait tout un caractère. Comme la grande majorité des hommes de cette génération, il n’affichait pas ses sentiments. C’était un homme qui parlait fort en tapant du poing sur la table. Il imposait l’ordre et la discipline dans la maison. C’était son rôle. Pour être honnête, il me faisait un peu peur, en fait. Ce qui ne m’empêchait pas de l’aimer. Grand-papa était un patenteux légendaire. Un homme manuel possédant une grande dextérité. Il n’était spécialiste de rien mais se débrouillait en tout. Aucune réparation ne pouvait lui résister. Il était ingénieux et persévérant. Grand-papa avait une énorme bedaine qu’il portait à l’avant comme un gros ballon de plage. Sa chevelure blanche, abondante et soyeuse, suscitait la jalousie chez les hommes des alentours, même ceux dans la fleur de l’âge. Mais ce qui frappait le plus chez lui étaient ses yeux. Des yeux d’un bleu si clair et perçant qu’ils brillaient de loin.

Grand-papa a souffert d’une longue maladie. Une maladie incurable qui s’est installée il y a quelques années. Elle s’est développée, silencieusement, en s’attaquant à ce qui est vital : son essence. Je suis triste Léo. J’ai longtemps refusé de me l’avouer mais je ne peux plus éviter la vérité : Grand-papa n’existe plus. Il m’a été ravi, miette par miette, par ce mal sans pitié dénommé Alzheimer. Emporté, un souvenir à la fois, jusqu’à ne plus être. Il ne reste que toi, Léo, et c’est pourquoi j’ai décidé de t’écrire. Parce que je ne suis plus capable de t’appeler Grand-papa. Tu n’es plus l’homme qui répond à ce nom. Ta tête ne déborde plus des histoires qui nous unissaient. Nos souvenirs communs ne foisonnent plus au fond de tes yeux quand tu me regardes. Tu es maintenant dénué de tout ce qui faisait de toi Grand-papa. Et ça me chavire chaque fois que je te vois.

Je suis en train d’acheter une maison. Enfin. C’est un passage majeur pour moi. Je devrais être heureuse mais je trouve ce moment particulièrement difficile. Grand-papa a toujours été ma référence pour tout ce qui touche les finances, mais aussi les rénovations. Il m’a appris tant de choses. C’était important pour lui de me transmettre certaines connaissances qu’une femme devait connaitre pour pouvoir se débrouiller seule, pour ne pas dépendre d’un homme. Il a toujours été évident pour moi qu’il m’accompagnerait dans un processus aussi complexe et stressant que l’achat d’une maison. Je savais qu’avec ses précieux conseils, je ferais le bon choix. Je ressens un grand vide quand j’y pense. Je me rends bien compte que ce n’est plus possible. Je me sens démunie. Son absence omniprésente me pèse. J’en ressens la lourdeur encore plus alors que j’aimerais tant pouvoir me tourner vers lui.

Je sais, Léo, que tu es là, mais tu es si différent de lui. C’est vrai que tu es aussi grand mais tu n’as plus de force et tu ne peux plus travailler. Tu te souviens à peine avoir déjà été capitaine. Tu es bourru et renfrogné mais pas pour les mêmes raisons. C’est la conscience de la perte de plusieurs de tes acquis qui te fâche en permanence. Tu ne parles pas fort. Tu ne parles presque pas, en fait. De toute façon, les gens ne t’écoutent plus que d’une oreille distraite, voire même agacée par tes paroles perpétuellement redondantes. Tu ne serais probablement pas capable de changer une ampoule sans supervision. Tu n’as pas vraiment de bedaine. S’il est vrai que tu n’es pas mince, ton ventre n’est pas gonflé par les bonnes choses de la vie, comme lui le disait presque fièrement. Tes yeux sont bleus mais ils ne brillent plus de ce bel éclat qui les rendaient si particuliers. Ils sont rendus ternes et tristes. On n’y voit plus la vivacité de Grand-papa. Juste la confusion de Léo.

Grand-papa était un homme plus grand que nature. Énergique, unique et marquant. Un tableau très coloré peint avec des teintes fortes et contrastées. Toi, tu ressembles plus à une image délavée dont les couleurs se sont estompées. Je ne peux que constater chaque fois que je te vois que tu n’es qu’une pâle copie de mon cher Grand-papa. Une imitation si loin de l’original que ça me fait mal au plus profond de moi. Un fantôme amnésique qui continue d’errer dans le monde des vivants. Je te regarde Léo et je réalise. Je prends conscience, peu à peu. Grand-papa est mort.

Comme un vieil arbre à l’aube de son dernier hiver, les feuilles de sa conscience sont tombées une à une, lentement, jusqu’à la dernière. Et elles ne repousseront plus. Il n’y aura pas de printemps pour Grand-papa. Mais il y en aura un pour Léo. C’est cette sensation qui est la plus difficile. C’est qu’il soit là sans y être. Que je ne le reconnaisse plus quand je plonge mon regard au fond de tes yeux bleus. Qu’il n’y ait désormais presque plus aucune trace de Grand-papa en toi, Léo.

C’est ce que les experts appellent le deuil blanc. C’est joli comme expression, tu ne trouves pas? Une beauté très loin de la sensation horrible que ce paradoxe engendre. Une personne est morte bien que son corps soit vivant. Aller te visiter en sachant pertinemment que Grand-papa n’existe plus est difficilement supportable. C’est pourquoi j’espace mes visites. Je sais, c’est égoïste. Je me sens coupable. Je m’en veux. J’ai l’impression d’être ingrate. Mais c’est devenu tellement difficile pour moi d’aller te voir, Léo.

Je crains le jour où mon visage ne te sera plus familier. Il arrive ce moment, je le sens. Déjà, le changement s’est amorcé. Je ne peux t’expliquer ma tristesse quand tu me tends la main plutôt que de m’ouvrir tes bras quand j’arrive.  C’est le premier signe de ce qui arrivera inéluctablement : tu ne sauras bientôt plus du tout qui je suis. Nous serons alors deux à ne plus nous reconnaître tout en se regardant dans les yeux. Mais tu ne seras pas en deuil comme moi. Tu auras simplement oublié mon existence, sans douleur. Alors que moi, je n’ai pas oublié Grand-papa. Je porte en moi tous les souvenirs qui me lient à lui. La douleur est réelle. Il me manque cruellement, tu comprends? Encore plus lorsque je suis avec toi, Léo.

C’est là le cœur du problème. Il n’y a pas de retour en arrière pour Grand-papa. Je dois l’accepter. Mais il y a maintenant Léo. Je dois aussi l’accepter. J’aurais besoin de temps mais je sais que tu n’en a pas à volonté.  Je dois essayer de m’habituer à toi, Léo. À cette nouvelle personnalité qui t’habite, qui a gagné la bataille, à l’usure, sur Grand-papa. Faire abstraction de lui et me concentrer sur toi. Effacer près de 40 ans de souvenirs pour être à égalité avec toi. Entrer dans ton monde chaque fois sans tristesse, sans rage… Sans lui.

S’il-te-plait, ne m’en veux pas, Léo, si je n’y arrive pas toujours.

* Ce texte a été retenu sur la liste préliminaire des Prix du récit Radio-Canada 2020

*Lire aussi L’Alzheimer ou la fragmentation du soi

Mots-clés : , ,
0 réponses

Répondre

Se joindre à la discussion ?
Vous êtes libre de contribuer !

Laisser un commentaire