Amélie n’aimait plus rien, à commencer par elle-même. Tout était confus dans son cerveau autrefois si bien ordonné. Le néant qui l’habitait l’empêchait de penser clairement. Depuis qu’il s’immisçait dans son lit, tout avait changé. Il l’avait tuée de l’intérieur, chaque fois un peu plus. Elle avait ensuite commencé à se détester. Elle s’était perdue de vue, s’était déconnectée d’elle-même. Elle n’était plus qu’une pâle copie d’elle-même.
Depuis un certain temps, elle avait une envie folle de se faire mal. Une sorte de pulsion incontrôlable. Une volonté de ressentir quelque chose, ne serait-ce que de la douleur physique. Un désir, si infime fût- il, de combattre la léthargie qui l’envahissait. Un soubresaut dans son indifférence de vivre.
Elle prit un exacto et s’enferma dans la salle de bain. Assise sur la toilette, elle contempla la lame longuement. Elle n’aimait pas la douleur. Elle n’était ni courageuse ni tolérante face à elle. Elle n’était pas de ces enfants qui se font mal et continuent à jouer. Au contraire, elle était fluette et pleurait pour un rien. Une simple éraflure la faisait réagir comme si on lui avait coupé un membre. Toute son enfance, elle avait évité les situations dangereuses et s’était montrée excessivement prudente. Elle avait toujours eu peur d’avoir mal. C’était avant lui. Elle était maintenant désensibilisée. Elle ne ressentait presque plus rien.
Et en ce moment, elle désirait la douleur.
De sa main tremblante, Amélie approcha la lame et en appuya un coin contre sa cuisse. Elle pressa assez pour que sa peau ploie mais pas suffisamment pour qu’elle soit transpercée. Elle resta un long moment ainsi, à contempler le chapiteau inversé créé par la pression de la lame. Elle entra dans une forme de transe, une bulle se formant tout autour d’elle. Lentement, très lentement, elle appuya plus fort, jusqu’à ce que la peau cède enfin. Sa respiration devint haletante d’excitation. Elle descendit de quelques centimètres, ce qui dessina une fine ligne. Elle la regarda prendre progressivement une teinte rougeâtre.
Elle était hypnotisée par la lame, subjuguée par le sang qui s’échappait lentement suite à son passage sur son corps. Puis, elle recommença. Encore. Et encore. Chaque fois qu’elle entaillait sa peau délicate, elle ressentait un soulagement qu’elle ne pouvait expliquer. Elle ne comprenait pas les sensations qui l’habitaient. Elle n’arrivait pas à identifier les émotions contradictoires qui la submergeaient. Le mal lui faisait tant de bien. Comme si chaque entaille la purgeait de ses peines, de sa culpabilité, de son mal de vivre. Comme si chaque entaille la sortait de la catatonie qui l’emmitouflait. Elle ne s’était jamais sentie aussi vivante et aussi morte en même temps.
Le sang ruisselait de chacune des incisions. Un réseau difforme s’étendait sur sa cuisse. Elle se leva et se regarda dans le miroir. Presqu’un tableau d’art abstrait, pensa-t-elle. Elle resta là, debout dans la salle de bain, pendant une dizaine de minutes, à s’observer. Le temps s’égrenait doucement alors qu’il lui semblait s’être figé. Elle était fascinée par le sang qui dégoulinait, attiré par la gravité. Le moment l’exaltait et la plongeait dans une profonde introspection. Elle observa les perles rouges migrer vers son genou. Chaque blessure semblait pleurer, ce qu’elle-même n’était plus capable de faire depuis. Ses yeux en sécheresse regardaient couler les larmes de sang. Avec émotion, elle contemplait son corps pleurer ce que son âme ne pouvait pas.
Elle alla ensuite sous la douche. Dès que l’eau entra en contact avec sa peau meurtrie, chaque coupure se mit à chauffer comme du métal en fusion. Elle ne fuyait pas. La tête baissée, elle observait l’eau teintée de rouge qui s’accumulait dans le fond de la baignoire. Puis, elle ferma les yeux et se concentra sur la sensation de brûlure. Quand son corps s’habitua, que ses plaies ne ressentaient plus rien, Amélie s’enduisit de savon pour raviver la douleur. Elle voulait prolonger ce moment. La douleur physique catalysait la souffrance stagnante qui la grugeait par en dedans. Elle l’accueillait cette douleur, se délectait d’elle. Elle avait voulu se punir d’exister, se faire mal, se détruire. Elle avait plutôt l’impression de combler un besoin. Un besoin de sensation, quelle qu’elle soit. Un acte de sédition face à l’engourdissement qui la possédait. Elle était ankylosée de l’intérieur. Anesthésiée du bonheur. À cause de lui.
Et elle se révoltait.
Contre lui. Contre elle. Contre tout. Elle eut un déclic insurrectionnel. Un élan de rébellion. Un réflexe d’insoumission. Elle se refusait soudainement à se cantonner dans la passivité. Elle ne serait plus celle qui subit. Elle ne sombrerait pas. Elle ne se fanerait pas avant même son adolescence. Elle allait combattre le froid qui l’avait gagnée. Elle allait vivre. Elle allait ressentir à nouveau. Le froid et le chaud. La douleur et la joie. L’amour et la haine. Elle sortait de sa torpeur, du brouillard dans lequel il l’avait plongée. Du haut de ses 13 ans, elle allait prendre sa vie en main. Elle ne vivrait pas à reculons. Elle ne serait pas spectatrice de sa vie. Il ne déciderait pas du cours de sa vie. Le constat s’imposait à elle, elle en prenait pleinement conscience.
Amélie entrait en résistance.
Elle devait reprendre le contrôle de son corps. Et ça commençait ici, dans cette salle de bain, avec ces coupures qu’elle s’était infligées. Un exutoire, une sorte de thérapie bien à elle. Elle se faisait violence parce qu’elle s’appartenait. Parce qu’elle l’avait choisi, parce qu’elle l’avait décidé. La douleur externe, consciente, absorbait la douleur intérieure qui, elle, n’était pas consentie. Elle avait rarement été aussi lucide. Tout était clair dans sa tête. Elle ne retrouverait jamais ce dont il l’avait privée : sa naïveté, son innocence, son enfance. Elle ne le laisserait pas lui enlever autre chose. Dans ce qu’elle lui avait cédé, elle se battrait pour reprendre ce qui était récupérable : son estime, sa joie de vivre, sa dignité. Son corps. Miettes par miettes, s’il le fallait.
Pour une première fois dans sa courte vie, c’était un face à face avec elle-même. Un moment charnière. Une prise de conscience et, ultimement, une décision. Il l’avait saccagée mais pas vaincue. Elle ne serait plus la victime. Il ne sera plus le bourreau. C’était terminé. Les rôles allaient s’inverser. Il l’avait brisée. Elle le briserait à son tour. Pas pour se venger. Pour se libérer. Pour se prouver à elle-même. Pour déployer ses ailes et s’envoler. Pour se libérer du boulet auquel il l’avait enchaînée. Elle monterait aux barricades, pour elle-même.
Il avait fait de son corps un champ de bataille; elle allait gagner la guerre.
Elle était hypnotisée par la lame, subjuguée par le sang qui giclait grossièrement suite à son entrée dans le corps endormi. Puis, elle recommença. Encore. Et encore. Chaque fois qu’elle l’enfonçait dans sa peau épaisse, elle ressentait un soulagement qu’elle ne pouvait expliquer. Elle ne comprenait pas les sensations qui l’habitaient. Elle n’arrivait pas à identifier les émotions contradictoires qui la submergeaient. Lui faire mal lui faisait tant de bien. Comme si chaque coup la purgeait de ses peines, de sa culpabilité, de son mal de vivre. Comme si chaque coup la sortait de la catatonie qui l’emmitouflait.
Elle ne s’était jamais sentie aussi vivante et aussi morte en même temps.
- Ce texte a été récompensé du prix Coup de cœur des prix littéraires Thérèse-D.-Denoncourt 2019
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